Les musées et leur ombre
- Manon Blanchette, Ph.D.
De nouveaux doubles technologiques
Il est incontestable que depuis une dizaine d’années, le développement des technologies de la communication est si rapide que les individus et les musées peinent à suivre. À titre d’exemple, les versions améliorées des téléphones intelligents, des logiciels et des appareils tels que les tablettes numériques ne cessent de nous émerveiller par leurs nouvelles possibilités. En fait, la technologie est si présente — ou en voie de le devenir — dans notre quotidien qu’il est maintenant important de comprendre la spécificité de ces supports technologiques afin de bien cerner les nouvelles possibilités qu’ils offrent aux musées.
Rappelons ici, à titre de postulat, que tout comme l’utilisation des nouvelles technologies en art contemporain n’est pas un gage de qualité, il est également important en muséologie de dissocier le « contenu » du type de « support » technologique utilisé. Ce principe permettra aux musées de bien respecter leur mission et leurs objectifs premiers. En d’autres termes, les technologies ne sont pas des fins en soi, mais plutôt des moyens variés qui répondent à des objectifs tels que la segmentation des marchés ou le développement de l’image de marque. Ces supports s’inscrivent donc de manière stratégique dans la planification générale des musées, tout comme les différents moyens de communication conventionnels ou la planification du calendrier des expositions. Le contenu doit être conçu et négocié, selon les droits d’auteurs en vigueur, de manière à se déployer simultanément sur plusieurs plateformes électroniques. En conséquence, pour une économie de coûts, il va de soi que les responsables de contenu doivent maintenant maîtriser différentes plateformes numériques. Plus encore, ils doivent travailler dès l’amorce d’un projet d’exposition avec tous les départements du musée puisque l’information se décline en plusieurs expériences, incluant l’expérience virtuelle.
Selon certaines statistiques, 1,2 milliard de téléphones intelligents sont produits chaque année. Cette tendance du marché laisse supposer que, dans moins de cinq ans, 80 % des utilisateurs de téléphones intelligents accéderont à l’Internet via leur téléphone ou via leur tablette électronique (1). Si les musées ne peuvent ignorer les tendances du développement technologique, ils doivent accepter de modifier leur vision de la muséologie afin de prendre de bonnes décisions devant la multiplicité des supports. C’est ainsi par exemple que les conservateurs de musées doivent concevoir le rôle du visiteur, réel ou virtuel, sous un jour nouveau. Ils doivent accepter que celui-ci soit plus actif dans la dynamique de l’expérience muséale et que son opinion soit relayée, même s’il ne s’agit pas de celle d’un spécialiste. Bref, le muséologue doit faire confiance au public. Cette position a comme conséquence le nivellement des hiérarchies établies. Plus concrètement, comme l’essor rapide des médias sociaux est une réalité, le taux de pénétration complexe de ce méga réseau reste cependant encore difficile à évaluer. Il est difficile de retracer ce que l’on pourrait appeler l’ondulation de la communication dans les réseaux sociaux, à la suite d’un message lancé sur Twitter, Facebook, Myspace, Flickr et LinkedIn (2). Cette situation oblige les spécialistes à lâcher prise quant à l’interprétation des contenus des musées.
Par ailleurs, et sur une note plus pragmatique, si bientôt 80 % des détenteurs de téléphones intelligents accèdent à l’Internet via leur téléphone et leur tablette électronique, il est donc important que, dans un premier temps, le site web de chaque musée soit adapté aux écrans de ces appareils. En d’autres termes, la production des contenus visibles sur ces appareils doit être prévue en amont de l’exposition et, si les moyens le permettent, comme outils d’expériences nouvelles intégrées aux programmes éducatifs et aux programmes destinés aux publics. Car grâce aux applications des téléphones intelligents et des tablettes numériques, le rêve de tous les conservateurs se réalise. Qui de ces derniers n’a pas déjà rêvé de proposer différents niveaux d’interprétation aux publics des musées ? Dans l’approche conventionnelle, le texte d’introduction est une mise en contexte, le cartel est une précision sur la nature de ce qui est exposé et la publication est la somme de la connaissance scientifique. Or, avec le pouvoir d’une technologie telle que la réalité augmentée, l’ensemble de ces informations, et plus encore, peut être mise à la disposition du visiteur qui le souhaite s’il pointe simplement son appareil numérique sur l’objet exposé. Il va sans dire qu’il ne s’agit pas de faire disparaître les informations en salle, mais plutôt d’ajouter de l’information de différents niveaux sur ces nouveaux supports.
Au Centre des sciences de Montréal, sans avoir utilisé la réalité augmentée des téléphones cellulaires, le commissaire a mis à la disposition du public ce qu’il nomme un compagnon de visite. Selon l’étude qui a suivi, les visiteurs de 9 ans et plus, la cible de l’exposition Indiana Jones et l’aventure archéologique, consacraient plus de 2 h 30 à la visite. C’est donc dire combien le visiteur approfondissait son sujet. De plus, la fatigue muséale, cette état physique qui limite le temps d’absorption des connaissances, semblait davantage maîtrisée. En extrapolant, vu la similitude dans le choix des informations, l’utilisation de la réalité augmentée donnerait sûrement le même résultat fort enviable.
À Montréal, le musée McCord d’histoire canadienne a d’ailleurs lancé son premier parcours utilisant la réalité augmentée. Intitulée Musée Urbain Montréal cette application permet de visiter le passé tout en accentuant le présent. Tout le chemin historique parcouru prend forme devant nos yeux par voie de comparaison.
À Pointe-à-Callière, le musée d’histoire et d’archéologie de Montréal, on a choisi de ponctuer la visite des vestiges de la fondation de Montréal par la présentation de documents en trois dimensions et par l’instauration de dialogues avec le visiteur. Cela permet, même si seule une partie de l’objet est présentée, de voir sa totalité prendre vie grâce à sa mise en contexte sociale, historique et esthétique, entre autres. Ces moyens pourraient facilement bientôt muer vers des applications numériques pour téléphones intelligents et tablettes numériques.
Toutes les nouvelles possibilités électroniques amènent d’ailleurs les musées à redéfinir leur politique de publications et en conséquence, leur plan de dotation. Aujourd’hui, les détenteurs de tablettes électroniques s’attendent à avoir accès aux journaux, aux revues, aux nouveautés littéraires et, pourquoi pas, aux catalogues des expositions de leur choix. Le coût d’impression d’un livre sur papier est toujours aussi élevé. Or, les avantages, financiers entre autres, des tablettes numériques sont nombreux, si l’information est conçue pour se décliner en différents supports électroniques. Elles offrent des images nettes, des vidéos (voix et images) sur un écran de taille comparable à celle d’un livre moyen, et elles permettent en outre un contact rapide avec le Web et les médias sociaux.
Le musée du Louvre et son antenne à Lens font la publicité de leur application pour téléphone intelligent et pour tablette numérique en ces termes : « Haute définition, possibilité de voir des détails, de faire des commentaires et de les partager avec des amis, un accès à 500 images, de télécharger des fonds d’écran. » La seule fonctionnalité omise par le Louvre dans ce texte incitatif au téléchargement de l’application est le 3D ou la réalité augmentée. La réalité augmentée permet de connaître les paramètres de l’utilisateur (un segment précis) et de lui offrir des découvertes à la carte selon son profil. Malgré cette omission, nous assistons à une démocratisation des images de la collection du Louvre et à leur dissémination. D’ici peu, grâce à la réalité augmentée, les familles, les touristes, les étudiants, les chercheurs et les ainés pourront choisir la visite, réelle ou virtuelle, qui leur convient. La segmentation des clientèles se fera grâce au pouvoir du numérique, lequel pourra jusqu’à leur proposer l’itinéraire correspondant à leur humeur du moment.
L’artiste britannique David Hockney a été pour sa part tellement marqué par le pouvoir de la tablette numérique et du téléphone intelligent qu’il a conçu nombre d’œuvres où il troque son crayon ou ses pinceaux pour le traceur numérique. Dans son projet lumineux, qui se tenait au Royal Ontario Museum de Toronto jusqu’au 1er janvier 2012, le papier est remplacé par l’écran de la tablette et du téléphone intelligent (3). Sur le plan pédagogique, l’utilisation de la tablette numérique offre un accès facile à un univers où l’image prend toute la place. Dans les musées, les éducateurs pourraient bientôt être formés pour être en mesure d’utiliser la tablette numérique comme voie d’accès attrayante à des informations complémentaires destinées tout particulièrement aux jeunes. La tablette se passe facilement d’une main à l’autre pour que chacun puisse se souvenir de son expérience et retenir les connaissances nouvelles, grâce à la fascination qu’opère le rendu. La fonction de réalité augmentée peut par ailleurs compléter l’explication de notions abstraites en les inculquant dans une perspective virtuelle.
Retenons donc que les technologies numériques et leurs principaux objets d’utilisation favorisent le travail d’équipe à l’intérieur du musée. Elles concourent à la poursuite des mêmes objectifs que ceux d’un plan stratégique. Une politique d’utilisation de leurs fonctions permet de mieux cibler les résultats et, en conséquence, d’atteindre les objectifs avec un meilleur taux de réussite. Cela nécessite cependant certaines étapes préalables, notamment celle de s’interroger sur les raisons qui poussent le musée à développer telle ou telle application numérique pour le public, voire pour les muséologues. Cette planification doit être mue par un souci d’optimisation des connaissances et des ressources. Peut-être faudrait-il alors développer des plans de dotation qui tiennent compte de l’acquisition d’une autonomie de production sur le plan technique et de mises à jour des outils numériques. De plus, amorcer un virage vers la production d’applications numériques exige des musées un effort de conceptualisation pragmatique. Il faudra bien accepter que le musée ait plusieurs vies simultanées : une vie immatérielle et une vie concrète. Cela veut dire qu’il faudra peut-être accepter que ces applications fassent vivre le musée autrement, c’est -à-dire en dehors d’un face à face avec l’objet réel. Faut-il y voir la mort des musées et de leur collection ? Sûrement pas, le va-et-vient du réel au virtuel et vice versa est toujours possible bien que non nécessaire dans cette nouvelle culture de l’électronique.
Manon Blanchette, Ph.D.
Présidente d’AVICOM
Un extrait de cet article a paru dans la revue Nouvelles de l’ICOM, Vol. 65 N° 1, mars 2012.
Références
- New Media Consortium, NMC Horizon Report: 2011 Museum Edition, p. 10. http://www.nmc.org/publications/horizon-report-2011-museum-edition
- Jane Finnis, Sebastian Chan et Rachel Clements, Report from Culture24, Action Research Project, How to Evaluate Online Success?
- David Hockney’s Fresh Flowers: Drawings on the iPhone and iPad, Royal Ontario Museum, 8 octobre 2011 au 1er janvier 2012. http://www.rom.on.ca/hockney/